Histoire, Art & Architecture

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Le Corbusier et l'hygiénisme

Après la conquête des villes, l’hygiénisme s’invite dans les foyers dans les années 30. Découvrez comme la villa Savoye incarne ce courant de pensée.

"Introduire le soleil, c’est le nouveau et le plus impératif devoir de l’architecte"

C’est ainsi que Le Corbusier affirme dans la Charte d’Athènes qu'un des devoirs fondamentaux de l’architecte est de créer des espaces garantissant la santé morale et physique de leurs propriétaires. La villa Savoye incarne cette vision, érigée en 1931 à partir de normes avant-gardistes favorisant la santé et le confort de la famille Savoye. 

Cette approche s’inscrit dans la continuité de l’hygiénisme, un courant du XIXe siècle né des progrès en médecine, biologie, santé publique, et de leurs répercussions sur la société. L’hygiène  , envisagée comme une notion pluridisciplinaire mêlant médecine, génie civil et sociologie, ne concerne pas uniquement le malade, mais l’ensemble des sujets de son quotidien et son environnement social. La science hygiéniste, résultant du besoin de remédier aux épidémies est déterminante au XIXe siècle, mais également de façon préventive dans les années 1930. 

La villa Savoye, vue sur la salle de bains de la chambre des maîtres

© FLC (Fondation Le Corbusier) - ADAGP © Céline Clanet / Centre des monuments nationaux

En effet, face aux épidémies mortelles de peste, choléra ou tuberculose   qui ravagent l’Europe aux XVIIIe et XIXe siècles, il devient crucial de comprendre le processus de contraction de ces maladies, plutôt que de considérer uniquement leur traitement. À la différence de la théorie médicale dominante  , des découvertes révolutionnaires   révèlent que les épidémies naissent et se propagent dans des environnements insalubres, aggravés par l’industrialisation rapide et l'exode rural. Pour remédier aux conditions de vie dégradées par l’insalubrité des habitations, les autorités, soutenues par les architectes, s’inspirent du modèle hospitalier pour l’appliquer à l’urbanisme comme aux maisons bourgeoises privées : notamment par l’aménagement de systèmes d'égouts  et la conception de logements lumineux et bien aérés.

Penser les villes pour endiguer les épidémies

“Certains éléments [sont] indispensables aux êtres vivants : soleil, espace, verdure (...) Le premier devoir de l’urbanisme est de se mettre en accord avec les besoins fondamentaux des hommes. La santé de chacun dépend, en grande partie, de sa soumission aux conditions de la nature.”

- Le Corbusier, Chartes d’Athènes, 1941

Les théories hygiénistes impactent fortement l’urbanisme dans le but de détruire les anciennes fortifications des villes et de les étendre géographiquement pour offrir plus d’espace par habitant.

Afin de mettre un terme aux épidémies et de contrer les conditions de vie néfastes des villes, les pouvoirs s’emparent de l'“hygiène publique” qui se concrétise  avec la loi sanitaire du 15 février 1902. Pour Le Corbusier qui idéalise une “ville-verte”, la ville doit abriter les hommes tout en conservant les conditions permises par la nature à savoir le soleil, l’espace ou encore la verdure. Le but étant d’établir des normes d’habitation garantissant les 4 fonctions nécessaires à l’homme et définies à l’occasion dans la Charte d’Athènes : habiter, travailler, se divertir et circuler  .

Les villes sont transformées par un « aménagement rationnel » : des ruelles plus larges “décongestionnant les villes” et favorisant la circulation de l’air, un accès à la lumière naturelle, des systèmes d’égouts ou encore des façades aux matériaux lessivables comme comme on peut le voir avec l'usage du carrelage sur les immeubles d’Henri Sauvage

Photo du lavabo de la cuisine de la villa Savoye
La villa Savoye, la cuisine

© FLC (Fondation Le Corbusier) - ADAGP © Céline Clanet / Centre des monuments nationaux

Du sport et des loisirs pour garantir la bonne santé

“ La méconnaissance des nécessités vitales, aussi bien physique que morales, porte ses fruits empoisonnés : maladie, déchéance (...) ”

- Le Corbusier, La Charte d’Athènes, 1941

La piscine des Amiraux, construite en 1927 par Henri Sauvage, témoigne que les villes s’agrémentent de lieux destinés à la pratique sportive.  L’hygiène en tant que mode de vie rigoureux, est pensée de façon préventive, notamment grâce à une pratique sportive régulière que la bourgeoise intègre dans son quotidien dans les années 30.

Ces nouvelles habitudes déterminent la gestion des espaces urbains : on voit notamment apparaître de grands parcs publics offrant un lieu de détente naturel.

Un bien-être moral est valorisé par l’introduction d’une semaine de travail réduite afin de stabiliser la “société décadente” induite par le travail forcené et les symptômes de folie qui inquiètent les médecins. Si le sport de haut niveau, comme le football ou la gymnastique, se démocratise comme divertissement élargi à la population bourgeoise, une place plus concrète lui est accordée avec les Jeux Olympiques de Berlin de 1936 ou encore la création de la Coupe du monde en 1930. Le golf est d’ailleurs ce qui détermine l’emplacement de la villa Savoye à Poissy en 1928, afin que les Savoye puissent jouer régulièrement avec leurs amis dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye.

Vue sur le toit-terrasse de la villa Savoye, deux personnes montent la rampe
La villa Savoye, vue du toit-terrasse

© FLC (Fondation Le Corbusier) - ADAGP © Céline Clanet / Centre des monuments nationaux

Une architecture préventive : l’hygiène s’invite dans les maisons bourgeoises

Pour Le Corbusier, "nous avons pris le goût de l'air libre et de la pleine lumière", estimant à deux heures l’exposition minimale nécessaire au soleil dans chaque logis. Avant-gardiste, il maitrise l’art de préserver la santé en intégrant de l’ordre dans ses réalisations autour de quatre éléments fondamentaux : l’eau, l’air, la lumière naturelle et la nature.

Dans les années 30, il transpose les avancées des équipements collectifs dans l’architecture privée avec la réalisation de la villa Savoye. Cette maison secondaire bourgeoise est conçue avec un accès à l’eau courante à tous les niveaux, comme le suggère la présence révélatrice du lavabo dans le vestibule d’entrée. L’électricité est pensée pour le confort, mais la lumière naturelle reste prioritaire grâce aux fenêtres en bandeau  et aux lanterneaux  , auxquels il ne conjugue que peu de sources de lumière artificielle.

Vue du lavabo dans le vestibule d'entrée de la villa Savoye

© FLC (Fondation Le Corbusier) - ADAGP © Arthur Ruegg (1958)

" L’arbre, en tout état de cause, s’offre pour notre bien-être physique et spirituel. Il peut appartenir au nouvel esprit d’architecture [...] de satisfaire aux plus reculées fonctions humaines, en reverdissant le paysage urbain et en mêlant à notre labeur la nature "

- Le Corbusier, Urbanisme, 1925

La nature est également omniprésente grâce aux fenêtres percées dans les façades, aux jardinières du toit-terrasse, et à l’immense baie vitrée du séjour. L’architecte offre aux Savoye le sentiment agréable d’être simultanément à l’intérieur et à l’extérieur de leur maison. Persuadé de la dimension psycho-physiologique de l’espace, Le Corbusier conçoit des pièces vastes, libérées de murs porteurs, assurant ainsi bien-être et confort. L’air doit être pur et renouvelé par des ouvertures stratégiques : dans la cuisine, les fenêtres et le patio assurent l’évacuation des vapeurs de cuisson. Enfin, l’urbanisme s’invite irrévocablement dans les logements privés bourgeois avec l’introduction du solarium tel que celui de la villa : véritable adaptation domestique du modèle collectif des sanatorium désormais accessible depuis le toit de sa maison.

vue de la terrasse et du séjour de la villa Savoye
La villa Savoye, vue de la terrasse et du séjour

© FLC (Fondation Le Corbusier) - ADAGP © Céline Clanet / Centre des monuments nationaux

Là où naît l’ordre, naît le bien-être.

Cet ordre concerne à la fois la pureté esthétique des formes géométriques très plaisantes à l’œil, mais aussi au sens strict, l’hygiène impeccable qui doit régner dans ses constructions. Puisque la circulation est une “fonction vitale”, tout se doit de circuler aisément afin de témoigner d’une bonne santé : air pur, eau courante, espaces désobstrués, lumière naturelle.

La conception de la villa Savoye témoigne parfaitement de l’impact des évolutions que connaît la société sur l’architecture puisque celle-ci doit répondre aux besoins de son temps. Si le XIXe siècle est identifiable comme “siècle de l’hygiène publique”  , et que le XXe siècle est celui de l’hygiène préventive des individus, les années 30 ont directement préparé le terrain pour les considérations très actuelles comme la neuroachitecture qui s'intéresse aux effets produits des espaces et des architectures sur nos émotions et notre bien-être.

Ressources


Livres

  • JORLAND Gérard, Une société à soigner. Hygiène et salubrité publiques en France au XIXe siècle, Paris : Gallimard, collection « Bibliothèque des Histoires », 2010.
  • FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l’âge classique, 1961.
  • Le Corbusier, Urbanisme, Paris : Champs-Flammarion, Paris, 1994.

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